Robert Sève

Textes théoriques

« tel un mirage opaque dont l’on aurait perdu le négatif »

 

la première « impression », au sens propre du terme, tel un rai de lumière incisant la pellicule dans la chambre noire du carter mécanisé de la caméra, cette première empreinte vint du Zorro de Fred Niblo qu’à Dives sur Mer mon père m’emmena voir, tout enfant, long métrage noir et blanc et muet et en deux parties mon premier film, dont il me fallu attendre une pleine semaine pour connaître la fin, pétrifié que j’étais par l’attente intenable suscitée par la dernière image de la première partie qui abandonnait pantelant et ficelé sur des rails un héros figé dans un fondu au noir de sept longs jours.

 

cut up quelques années plus tard à Brignogan avec Le Train Sifflera Trois Fois de Zinneman, scandé au pas ferme et décidé d’un Gary Cooper désabusé, au verbe laconique, presque silencieux, qui ensemençait sans le savoir ma future obsession du silence et de la relation conflictuelle du mot contre l’image… et puis cette marche sans fin, cette quête d’un homme vers le sens de sa vie, seul non pas contre tous mais seul contre lui-même.

 

je ne sus jamais ce qui dictait les choix de mon père pour moi, tant pour le choix du violon que pour le cinéma, mais à Zinneman succédèrent Huston, Bogart, Astaire, à Brignogan toujours, et toujours dans l’intimité bruissante de la mer.

 

ce ne fut que plusieurs années plus tard alors qu’adolescent j’avais violemment rompu avec ma famille et abandonné le violon que le fil se renoua. émigré de Caen à Strasbourg et n’y connaissant personne, un éducateur m’inscrivit à un stage de la Fédération Catholique du Cinéma qui avait lieu à Metz dans le froid et, hasard ? (mais je suis instruit maintenant de ce qu’il n’y a pas de hasard et que les fils qui relient les aspérités d’une vie tissent une cohérence sous jacente que la succession chaotique des faits quotidiens ne saurait dévoiler) j’y reçus en un week-end Intolérance de Griffith, Un Condamné à Mort s’est Echappé de Bresson, la Jeanne d’Arc de Dreyer et une goinfrée de court métrages expérimentaux subtils tendres et acérés de Norman Mac Laren.

 

en matière de piqûre de rappel la dose fut sévère et définitive !

de Griffith, la somptuosité hiératique des postures, l’extrême lenteur, et l’enchevêtrement des ellipses temporelles et géographiques qui très vite vous faisaient décrocher de l’histoire ou des histoires pour ne vous inciter à ne goûter que des moments de cinématographie absolue, et puis ce noir et blanc hypnotique des premières pellicules au halo troublant et comme diluant les contours des êtres et des formes dans une vibration fluide et continue, tel le vibrato intense continu et parfait d’un Nathan Milstein : pour moi prélude au Marienbad de Resnais.

 

de Dreyer et Bresson la rigueur et l’ascèse sous leurs formes les plus strictes : cadrages, dénuement, évacuation de toutes anecdotes et de toute psychologie, exigences qui caractériseront également Buñuel, un formidable humour en plus.

 

et de Mac Laren, l’esprit d’une curiosité infinie, d’expérimentation continue, de renouvellement perpétuel, et cette volonté de ne jamais tenter de faire ce que les autres savent faire, et de tenter perpétuellement de faire autrement, non pas mieux ni différemment, mais différemment et surtout : ailleurs !

 

Norman Mac Laren : le plus grand créateur canadien avec Glenn Gould.

 

de Metz je revins groggy, pour tomber au Lycée Kléber entre les mains de Rémy Rontchevski.

 

Remy Rontchevski fut notre professeur de philo en terminale.

 

bien que préparant un Bac C où la philo n’était pas supposée être prépondérante, nous nous passionnâmes mon ami Régis et moi pour ses cours, qui d’ailleurs durant les deux premiers trimestres se caractérisaient par de longues digressions de ce professeur cycliste, avec béret et pinces à vélo, et qui se définissait comme papiste-marxiste.

 

nous lui devons entre autres les découvertes de Beckett avec la lecture intégrale en classe de Godot, Sartre, Camus, l’Aventura de Antonioni, Fritz Lang, Bergman, Buñuel, John Ford et des discussions passionnées sur les codes du Western considéré par les Cahiers du Cinéma comme l’essence même du Cinéma, sans oublier les Mac-Mahoniens.

 

le dernier trimestre de ses cours était strictement consacré à l’absorption du programme du Bac.

 

nous étions en 1959, j’avais dix-sept ans et la guerre d’Algérie battait son plein.

 

tout examen raté en Juin vous envoyait en Septembre dans le bled avec un fusil entre les mains.

 

cela constituait un puissant incitatif à réussir chaque année ses examens.

 

j’avais dix-sept ans, et je développais avec fougue et naïveté dans les discussions des concepts personnels qui rencontraient peu d’écho, ayant définitivement décidé de faire non pas des films, mais de faire « mes » films selon l’idée que je me faisais des possibles du cinématographe, lequel cinématographe s’était pour moi arrêté à la découverte du « parlant » : le verbiage et la paresse engendrée par l’explication verbale ayant alors relégué au dernier plan « la primauté de l’image » qui seule génère la puissance onirique et signifiante du Cinéma.