Robert Sève

L'école traditionnelle Yakoma : le Conteur

(analyse de Robert SEVE publiée dans les catalogues du STEDELIJK MUSEUM d'AMSTERDAM et du MUSEE D'ART MODERNE de DUSSELDORF, ainsi que dans la revue canadienne "VIE DES ARTS" )

 

Tableau "le Conteur" ( de Clément-Marie BIAZIN )


" Aussi est-il rien de moins naïf et innocent que cette démarche__ quasi scientifique__ qui nous lègue l'inventaire de la Réalité, nous livre sa Vérité dans les explications, effectue des comparaisons d'ethnie à ethnie et nous narre les causes objectives des destructions perpétrées contre les civilisations africaines.

 

Est-il rien de moins naïf que ce tableau qui nous montre le conteur traditionnel, qui fait face__ nous confronte, allais-je dire__ entouré du cercle attentif de ses élèves. 


Tout, dans ce tableau, concourt à la fixation très précise d'un sens déterminé, et ceci en intime corrélation avec le message que Biazin veut nous porter :

Le texte tout d'abord, parfaitement clair en ses quatre parties qui constituent un système explicatif complet et à plusieurs niveaux.



Présentation du sujet :
"l'histoire avant nous et notre enseignement nouvel, futur et moderne d'aujourd'hui de la RCA (République Centrafricaine) indépendant".


Détail et situation du sujet :
"Dieu avait donné aussi à nos ancêtres, les Yakomas, leur mode d'enseignement théorique et pratique à leurs fils, nos papas".


Affirmation de la réalité du tableau et explication de son pourquoi :
"voilà l'exemple traduit par Clément-Marie Biazin, artiste peintre CA, signature, date(1968)".


Enfin, explication de la scène peinte (texte faisant partie intégrante de la scène et inscrit directement au dessous de celle-ci) :
"l'école de nos Aïeux, c'est autour du feu, le soir, que nous Aïeux groupe ses élèves assis, voilà le moniteur en action".

 

La scène peinte, ensuite, porte dans son ensemble à nouveau ce même message, mais en un autre système de codes, complémentaires de ceux du texte proprement dit.



Cette scène, en effet, reprend le cercle de la tradition Orale pour le gonfler et l'activer : motif circulaire central qui , de la bouche du moniteur, se transmets au cercle des élèves et s'étend, au delà, directement vers nous, par le relais en écho des huit motifs semi-circulaires qui enserrent cette scène centrale.



Enfin, les personnages symétriques et inscrits, hors scène, du joueur de balafon d'une part, du perroquet d'autre part : inscrits dans le tableau au dessus de la tête du moniteur__ en amont de ce centre et de cette source, pourrait-on dire__ ils complètent, précisent et universalisent le propos global du tableau, puisque le balafon relie le conteur au musicien (vecteur important de transmission en Afrique), puisque le perroquet (si je cite Biazin lui-même) figure là en tant que "premier interprète entre le monde animal et les hommes"…, cette fonction d'interprète étant, aux yeux de Biazin, principale, puisque lui-même en sa signature ne prétend que traduire.

 

Et quelle traduction fabuleuse qui nous lie__ en un seul tableau dont le motif général est celui du masque africain, dont il restitue la vigueur et l'extraordinaire puissance architecturale__ à la source orale, par delà celle-ci à notre origine animale, et nous rappelle que le verbe n'est qu'une variante d'une pulsion plus vaste qui relève du sensible, en l'occurrence ici de la musique et du son.

 

Conteur = son = cercle = masque = signe = sens = conteur.

 

Démarche authentiquement africaine dans l'aspect pluriel de son fonctionnement et de ses références, ce système de discours complexe et dense mis au point par Biazin__ système régi par des règles d'efficacité esthétique et linguistique très strictes__ opère la transposition, au niveau du langage du tableau, des spécificités des discours traditionnels qui l'ont précédé.

 

Authentiquement africaine, l'œuvre de Biazin prend le relais d'une tradition orale en voie de disparition.

 

Soulignons enfin l'extraordinaire invention architecturale qui se développe de tableau en tableau, élément, à mon sens, directement issu de la survivance de l'esprit de la statuaire africaine.

 

Africain, l'art de Biazin apparaît comme un art de synthèse et d'union, où le peintre, en poète, se contente d'énoncer, pièce par pièce, pas à pas, son histoire, pour la sauver de l'oubli et la léguer au monde, à seule fin de l'instruire.



Art lumineux, apaisé, réconcilié avec ce qui n'est hélas! déjà plus que le passé de l'homme noir assassiné, l'art de Biazin se présente comme une exemplaire leçon de morale érigée à la face du monde blanc. "


Robert SEVE (1977)

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